Quand la paix prépare la guerre !
Ce chef d’État, c’est le président tchèque Petr Pavel, héritier direct du président tchécoslovaque Edvard Beneš, lâché par ses alliés face à Hitler le 30 septembre 1938 à Munich, par la France et la Grande-Bretagne. Pavel, ancien chef de l’état-major général de son pays, sait de quoi il parle : « Si les Européens et l’Ukraine étaient exclus des négociations, nous retomberions dans l’esprit de Munich, que la Tchécoslovaquie connaît bien… »
L’analogie, plusieurs fois évoquée ici même depuis l’agression russe contre l’Ukraine en 2022, faisait autrefois lever les yeux au ciel de nombre d’esprits forts, à commencer par l’ex-ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, Jean-Luc Mélenchon et tant d’autres, qui la jugeaient abusive, anachronique, paresseuse et hors de propos.
Les dealers transactionnels trumpiens face à Poutine ressemblent à s’y méprendre aux appeasers de 1938, partisans de tous les accommodements face à Hitler… Anatomie d’un traquenard.
1938 - 2025 : les cruelles leçons de la « paix à tout prix »
EDITORIAL - Il faut rappeler à toutes les générations amnésiques, aujourd’hui majoritaires, de la Seconde Guerre mondiale ce que fut l’abandon de la Tchécoslovaquie à Hitler le 30 septembre 1938. Au nom de la paix coûte que coûte. Le début d’une tragédie européenne dont nous pensions, près d’un siècle après, être convalescents. L’infernal engrenage recommence-t-il donc avec l’abandon en rase campagne de l’Ukraine et des Européens par les Etats-Unis de Donald Trump ? Anatomie d’un traquenard.
On ne saurait donc trop recommander deux livres d’histoire qui ont, fait entendre au-delà des différences, nombreuses bien sûr, les résonances entre les deux séquences majeures de notre tragique histoire contemporaine. Il s’agit de Munich 1938 : la paix impossible (Perrin) de Maurizio Serra et Nous étions seuls (Tallandier) de l’ambassadeur Gérard Araud.
En matière de solitude, nous y revoilà, nous Français, nous Européens avec l’évaporation des garanties de défense en Europe décidées tout à trac et unilatéralement par Donald Trump.
Solitude existentielle pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky, fou de rage contre son allié principal Donald Trump. Fou de rage comme le fut Edouard Benes en 1938 contre Paris et Londres et qui préféra démissionner plutôt que de présider au démantèlement de son pays.
Le cœur factuel de l’analogie, c’est la volonté de Poutine de s’emparer de l’Ukraine, toute l’Ukraine, en 2022 en s’appuyant sur les minorités russes de l’est ukrainien au mépris des traités. Comme Hitler avait utilisé, tel un levier d’Archimède, la minorité allemande de la région orientale tchèque des Sudètes en 1938 pour faire exploser le pays et s’ouvrir les portes du continent. Il suffisait d’avoir lu Bismarck pour comprendre l’enjeu : « Quiconque possède le quadrilatère de Bohême – le cœur de la Tchécoslovaquie est maître de l’Europe Centrale ».
« Nos engagements solennels avec la Tchécoslovaquie sont, pour nous, inéluctables et sacrés »
Une Tchécoslovaquie dont les frontières étaient pourtant garanties par le traité de Saint-Germain-en-Laye de 1919 et le traité d’amitié signé à Paris le 25 janvier 1924 par le président du Conseil de la République française Raymond Poincaré, et le ministre des Affaires étrangères tchécoslovaque Edouard Benes.
Le 20 et le 21 mai 1938, encore, l’Angleterre faisait prévenir Hitler que ni l’Angleterre ni la France ne toléreraient que les troupes allemandes envahissent les territoires tchèques. La France ne cessera d’ailleurs de proclamer la main sur le cœur son engagement à défendre l’intégrité territoriale tchécoslovaque. Le 12 juillet 1938, c’est le président du Conseil Édouard Daladier qui fait vibrer le verbe et les drapeaux : « Nos engagements solennels avec la Tchécoslovaquie sont, pour nous, inéluctables et sacrés ».

La couverture du Petit Parisien sur Daladier.
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Quand deux ans auparavant, le 2 mars 1936, l’ambassadeur français Victor de Lacroix remettait ses lettres de créance à Edouard Benes, il insistait sur les « liens anciens » de Paris avec Prague qui « font de nos relations une relation si intime, si amicale, si unie qu’elle est, dans nos jours agités, un point fixe, sûr et immuable ». En quelques mois, tous ces serments, tous ces engagements sur l’honneur et l’éternité, toute cette granitique confiance vont se déliter dans de byzantines palinodies.
Chamberlain à Edouard Benes : « Si vous n’acceptez pas le plan, vous aurez à régler tout cela directement avec l’Allemagne »
Précisément ce que l’on observe aujourd’hui, avec la défection américaine vis-à-vis et de l’Europe et de l’Ukraine.
Jusqu’à l’humiliation. Jusqu’à l’effacement de Zelensky, qualifié par Donald Trump de « dictateur non élu ». À la Conférence de Munich de 1938, Edouard Benes est lui aussi persona non grata et c’est la police et la Gestapo, rapporte Antoine Marès dans sa biographie du président tchécoslovaque (Perrin), qui amenaient deux malheureux diplomates tchèques somnambules le 25 septembre non pas à la conférence mais à l’hôtel Regina, où ils continuent d’être étroitement surveillés.
À 22 heures, sur ordre de Chamberlain, deux conseillers britanniques Horace Wilson et Frank Ashton-Gwatkin leur présentent le plan des annexions. A prendre ou à laisser : « Si vous ne l’acceptez pas, vous aurez à régler tout cela directement avec l’Allemagne. »
Édouard Daladier, le président du Conseil français, le « taureau du Vaucluse » qui a rentré ses cornes a honte mais il a déjà cédé depuis longtemps. C’est depuis le 18 septembre au soir que l’establishment français, avec l’appui de Georges Bonnet, secrétaire général du Quai d’Orsay, et du général Gamelin, toujours passif, toujours attentiste, a cédé sur toute la ligne à sa « gouvernante anglaise » selon la cruelle formule de l’époque.
Le clan des « apeasers » londoniens ressemble aux « dealeurs » trumpiens
A Londres, l’inspiration du clan de l’apaisement et de la paix à tout prix, les « apeasers », ressemble en fait beaucoup à celle de Donald Trump aujourd’hui. Deux germanophiles, qui sont surtout soucieux du business et des nombreux engagements financiers des banques anglaises en Yougoslavie ou en Roumanie et de la paix avant tout, sont à la manœuvre à Londres : Lord Halifax, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et Lord Runciman, un armateur et homme d’affaires industriel, qui préparent le terrain depuis longtemps en lien avec les intérêts de la City.
Bernard Lavergne dans son Munich, défaite des démocraties écrit en 1939, en rajoute une louche : « Soit par peur du bolchevisme, soit que les firmes anglaises qui avaient prêté ces capitaux aient craint de voir les pays danubiens devenir insolvables si la guerre éclatait, soit enfin que la Cité ait obéi une fois de plus et sans réflexion à ses sentiments pro-allemands, il est de notoriété publique qu’elle a pesé de tout son poids dans le sens d’une politique anglaise aussi peu ferme et aussi évasive que possible. »

Une carte postale allemande sur les accords de Munich de 1938.
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Dans son rapport de « médiation » qui va servir de fil rouge au Premier ministre britannique Chamberlain, il est vrai que son son émissaire Lord Runciman ne préconise rien de moins face à Hitler que le modèle… helvétique pour Prague ! « Il est essentiel pour la position internationale de la Suisse que sa politique soit entièrement neutre, de même une politique analogue est nécessaire pour la Tchécoslovaquie, non seulement pour son existence future, mais pour la paix de l’Europe. »
A peu de chose près ce que la nouvelle administration américaine et Poutine concoivent pour l’Ukraine.
Quid de la neutralité sans capacité de défense ? C’est exactement la même interrogation qui prévaut aujourd’hui sur le statut de l’Ukraine.
Du coup, le Premier ministre britannique Neville Chamberlain, qui ne connaissait pas grand-chose aux questions diplomatiques fonce à la poursuite de la « paix à tout prix ». Il est pris de panique dès que Hitler se lance, comme le 12 septembre à Nuremberg, dans un discours fulminant et menaçant. Panique contagieuse : « Il fut décidé à Paris, rapporte Lavergne, que M. Daladier téléphonerait sur l’heure dans la nuit du 13 au 14 à M. Chamberlain pour suggérer qu'« une procédure exceptionnelle » soit mise en action pour apaiser la fureur du chancelier et « sauver la paix ». »
On comprend mieux l’attitude à la fois défaitiste, ignorante et désinvolte que Chamberlain exprime de façon pathétique le 27 septembre. Soit quarante-huit heures seulement avant la conférence de Munich : « Qu’il est horrible, cauchemardesque, que nous soyons contraints de creuser des tranchées dans nos parcs et d’essayer des masques à gaz, à cause d’une querelle dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien. »
Au désespoir du Français Guy Monod, chargé du chiffre à la légation de France à Prague, qui note dès le 19 septembre : « On lâche tout, crevant de peur devant les dictateurs, d’avoir à faire la guerre. On lâche les Tchèques contrairement à toutes les assurances données trois jours avant. »
Il faut cependant rappeler que dans ce mol affaissement, ce concours de lâchetés qu’on rebaptise réalisme, des hommes, et pas des moindres, à Londres et à Paris, n’ont cessé de dénoncer la tétanie.
Ceux qui disaient non : Winston Churchill, Georges Mandel, Pierre Cot….
Citons côté français Pierre Cot, ex-ministre du Front Populaire, et Georges Mandel, député et ancien collaborateur de Clemenceau, Et côté anglais : Winston Churchill, alors député, et le Premier Lord de l’Amirauté Duff Cooper. Cot et Mandel encouragent même Benes à résister militairement pour forcer la France à s’engager.
On le sait peu mais quand le gouvernement tchèque mobilise le 22 septembre, des manifestants envahissent les rues à Prague pour demander des armes, convaincus qu’ils sont que les démocraties et l’URSS ne pourraient rester à l’écart du conflit.
A Paris, un général français, Louis-Eugène Faucher présente sa démission au général Gamelin le 23 septembre et se met à la disposition de l’armée tchécoslovaque. Ce qui lui vaudra un blâme…
Bernard Lavergne dans son livre Munich, la défaite des démocraties rapporte aussi que Duff Cooper démissionne de son poste prestigieux. Il s’explique le 4 octobre aux Communes : « Ce n’est pas pour la Serbie que nous nous sommes battus en 1914 ni même pour la Belgique. Nous nous sommes battus alors, comme nous nous serions battus la semaine dernière, afin qu’il ne soit pas dit qu’une grande puissance pouvait mépriser ses obligations ni dominer l’Europe par la force brutale. J’ai essayé d’avaler les stipulations de l’accord de Munich, mais elles me sont restées dans la gorge. J’ai ruiné ma carrière politique, mais cela n’a pas d’importance. Je puis encore marcher la tête haute. »
Lâcher la Tchécoslovaquie, ce sera abandonner à Hitler une des régions industrielles les plus performantes d’Europe
Certes, on peut se féliciter qu’aujourd’hui, la présidence française semble pour l’heure sans ambiguïté sur l’engagement de Paris aux côtés de l’Ukraine. Mais aux deux extrêmes du paysage politique français et parmi nos alliés européens, rares sont eux qui s’engagent sur des garanties fermes sous une forme ou sous une autre pour assurer la viabilité de ce qui restera de l’Ukraine dès lors que les Américains se retirent…
Valses hésitations qui, en 1938, ont miné et ruiné la « Petite Entente » conçue par la France entre la Tchécoslovaque, la Roumanie et la Yougoslavie. Or, en 1938, l’armée allemande n’était pas encore, loin de là, celle de 1940. Elle était encore vulnérable.
Et quoi qu’il en soit, lâcher la Tchécoslovaquie, ce sera abandonner à Hitler une des régions industrielles les plus performantes d’Europe. Un peu comme aujourd’hui, laisser les terres rares de l’Ukraine orientale à Vladimir Poutine en reconnaissant la légitimité de leur annexion.
Sait-on, rappelle Maurizio Serra que, en 1940, un tiers des tanks de la Wehrmacht qui se déverseront sur le front occidental auront été produits par les usines Skoda annexées par Berlin ?
Un vent mauvais qui souffle sur une Europe en morceaux
Car Hitler ne se contentera pas des Sudètes en Tchécoslovaquie. Chamberlain prétendait avoir sauvé la paix « pour plusieurs générations ». Or dès mars 1939, Hitler viole « ses » accords de Munich six mois après les avoir dictés et paraphés. La Wehrmacht envahit et occupe le reste de la Bohême et de la Moravie pour y établir le protectorat de Bohême Moravie, et la République slovaque devient un État « indépendant », contrôlé par le Reich.
Et Hitler ne cachait pas dès 1937 que ce n’était qu’un début. Qu’il s’agissait d’élargir son espace vital à l’est au nom d’une paix juste et sûre. Comme Poutine ne cache pas sa volonté de revenir à des frontières d’avant 1990 et de neutraliser son « étranger proche » qu’il s’agit de contrôler directement ou indirectement. Des pays baltes, à la Géorgie en passant par la Moldavie et en mettant en avant les minorités russes.
Du Munich de 1938 au Munich de 2025 – celui du discours de J.D Vance –, c’est bien un vent mauvais qui souffle sur une Europe en morceaux. A la merci de la force nue. Au nom de la paix. Gérard Araud qui récuse la symétrie entre 2025 et 1938, tire cependant une leçon qui vaut à la fois pour 2025 et 1938 : « Il n’y a pas de politique étrangère sans un horizon de recours à la force, écrit-il. Le rapport entre les deux est paradoxal : en venir au second prouve que la première a échoué, mais celle-ci ne peut espérer réussir que si l’interlocuteur est convaincu que celui-là n’est pas exclu. »
A ce jeu-là, à cette agilité dans le bluff et la pratique de la terreur verbale et physique, à l’usage de la menace d’apocalypse, Poutine aujourd’hui comme Hitler hier, sont des virtuoses.
Et les démocrates restent des cancres.
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